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Ex Libar #29

Coucou le blog.

Vu que t’es un peu vide, je vais laisser traîner deux – trois cartons, faudra pas m’en vouloir.

Or donc, voici une participation sortie co-victorieuse du 29ième  et vénérable Ex-Libar (un concours d’écriture venu de , mais on en reparlera), il y a presque deux mois. Début et fin imposés.

L’idée était de faire un “Murakami like”, mais avec de la vraie nostalgie toulousaine dedans. Le ragoût ultime m’aura bien plombé, par contre.

____

BLAM ! 
Les murs en tremblent encore… 
Des bruits… 
BLAM ! 
Une porte qui claque.
Une silhouette s’enfonce dans le couloir à toute vitesse et dévale les marches quatre à quatre.

 

*

 

J’ai 32 ans, et elle vient de me quitter. Comme ça. « Je crois que je ne t’ai jamais aimé. » Quelques mots lancés au passage en attrapant son manteau, pour faire mal, avant de s’enfuir par l’escalier de l’entrée.

Je ne devais jamais la revoir.

 

Je me rappelle très clairement les deux premières choses que j’ai faites. Un, décrocher un portrait géant d’elle du mur du salon. Deux, allumer une cigarette.

J’ai essayé de joindre un ami par téléphone, mais ça ne répondait pas. J’ai donc dû me résoudre à aller boire un verre seul, sans prétexte autre que digérer la fin abrupte d’une relation de dix ans, dont six de mariage.

 

Au sens strict, j’ai bu bien plus d’un verre. La sono égrenait délicatement du Coltrane dans la nuit, le cendrier se remplissait. J’ai perdu le décompte autour du cinquième Springbank.

La brune au bar tournait au Daïquiri fraise. 23 ans, étudiante en histoire de l’art. Une fossette sur la joue droite, et une mèche de cheveux qu’elle remettait en place toutes les 30 secondes. La conversation a vaguement tourné autour du Quattrocento, au début. « Ah tiens, tu bosses dans la pub ? »

Autant dire que ce ne fut pas glorieux au lit, vu notre état. J’étais seul au réveil, dans cette suite trop grande pour mon malaise.

 

Je me rappelle parfaitement les nuances particulières de gris et de jaune, le camaïeu de verts éclatants à peine estompés par la brume, à mon retour, ce matin-là. Je suis très fier de mon jardin. C’est le belvédère qui attire l’œil en premier ; je l’ai construit moi-même. Entouré par une rivière de gravier zen sur trois côtés, on y entre par le pont qui enjambe le bassin à carpes. Tout au fond, par-delà la pelouse, le vieux saule, et divers bosquets. Jouxtant la terrasse, les massifs et autres parterres de fleurs de saison. Sans elle pour les entretenir, ils ne ressembleront plus à rien une fois l’hiver passé. Je m’y prends avec les femmes comme avec les fleurs : assez mal.

 

Il pleut sur ma vie comme il pleut sur mon jardin. Son portable sonne dans le vide, je ne laisse pas de message. Pourquoi rappellerait-elle, de toute façon ? « Ici ton ex-femme. J’ai bien eu ton message, mais je veux que tu disparaisses de ma vie. » Ridicule, vraiment.

Mes deux associés essayent de me joindre depuis ce matin. Enfin, je suppose que c’est eux. J’écoute les sonneries distraitement, en relisant les Nouvelles Exemplaires de Cervantès. De temps en temps, je change le disque, et j’efface la mémoire du répondeur.

 

Cela fait trois jours maintenant que je me nourris de crackers et de vieux whiskies – éditions limitées –, le tout équilibré par quelques paquets de clopes. Personne n’a osé venir me déranger chez moi, et c’est tant mieux. Quand la nuit tombe, je descends la route des coteaux, vitres ouvertes. J’aime traverser la ville et me garer dans une petite rue près d’Esquirol ; marcher jusqu’à l’aube. Je remonte les berges, j’entends les étudiants tenter d’épuiser les réserves de la place Saint-Pierre. Je ne drague plus dans les bars. La vue sur le Bazacle, au petit matin, m’apaise beaucoup. Parfois, un cappuccino en terrasse du Florida, pour profiter de la perspective de la place encore vide. Je regagne alors le calme du jardin, avant que la ville soit tout à fait éveillée.

 

Puis la vie a repris ses droits, en apparence. Je n’ai jamais vraiment quitté la terrasse, mes oreilles résonnant à l’infini : ses talons et ces portes qui claquent. Et ce silence, après ses mots assassins. Mon âme s’est enfuie dans des volutes de fumée bleue, ce jour-là. Définitivement.

 

Remariage, un peu par hasard. Très douce, je crois qu’elle n’a jamais claqué une porte, ou bien élevé la voix sur nos deux filles. Elle se serait presqu’excusée d’être emportée par un cancer avant que la cadette ne soit diplômée. Elle aimait flâner pieds nus sous les arbres, les soirs d’été. Le jardin la rendait belle.

Le mariage de mon aînée, aussi, je m’en rappelle bien. Un type plutôt banal, ingénieur. Très poli cependant : Il ne m’a jamais interrompu pendant mes rêveries assaisonnées au malt et à la nicotine, les yeux perdus dans les massifs complètement envahis d’herbes sauvages. « Il faut que tu engages quelqu’un Papa, au moins pour repeindre le belvédère et reprendre ces parterres à l’abandon. » Une grande tente près du bassin, le meilleur traiteur, un DJ à la mode. Quelques invités stupides ont marché sur les graviers et déplacé les pierres. Il m’a fallu trois semaines pour remettre de l’ordre dans les motifs. J’ai eu beaucoup de mal à ne plus en vouloir à ma fille.

J’ai pris ma retraite, revendu mes parts. Il y avait longtemps que je n’avais plus d’idées. Ça les a soulagé au bureau, d’une certaine façon.

 

Il n’y a que mon petit-fils qui aime le jardin comme il faut, je crois. C’est un enfant très calme. J’ai laissé l’ingénieur lui installer une balançoire, près du saule, l’année dernière. Debout sur la terrasse, je le regarde. Il vient doucement mettre sa main dans la mienne quand il en a marre de jouer seul, le dimanche après-midi. Nous nous asseyons côte à côte sur le grand banc, et j’éteins mon mégot. Ensemble, nous regardons les pierres grandir en écoutant le vent d’autan s’amuser avec les branches. Nous n’avons rien à nous dire, mais nous nous comprenons.

 

Du bruit nous parvient faiblement de la cuisine, par la baie vitrée ouverte. Mes filles ont envahi les lieux il y a plusieurs heures déjà, et la bataille des fourneaux fait rage. Elles adorent remplir le frigo pour la semaine. Peur que je me nourrisse uniquement de scotch, sûrement. Peur un peu justifiée, il faut bien l’admettre.

 

*

 

La balançoire oscille encore quelques secondes, puis finit par s’immobiliser.
Un silence total règne pendant un moment, jusqu’à ce que quelqu’un lance : « Eh ben on va enfin pouvoir aller se le manger, ce ragoût. »