– Pourquoi j’ai tant besoin des passionnés.
Ils sont toujours impressionnants. Intimidants. Il y a les humbles, ceux que l’on pourrait écouter ou lire des heures, des jours. Mais aussi ceux un peu trop certains de leur maîtrise, vite ennuyeux et ennuyants. C’est parfois compliqué : les taiseux, dont il faut gagner l’approbation patiemment, pour qu’ils se livrent enfin. Et les intarissables bavards, chez qui il faut trier dans le flot incessant, et dense pourtant, inégal de temps en temps, mais pour lesquels ma propre personnalité me pousse à une indulgence complice.
Alors qu’il essayait de m’inculquer la leçon de vie la plus décisive de mon adolescence, mon père se lamentait : « Mais tu n’as aucune passion ! » Il avait en tête ma future activité professionnelle, et je contournais alors l’obstacle en feignant de croire qu’il est possible sur le long terme de gagner sa vie grâce à une activité génératrice d’ennui profond, sans développer une aigreur tenace. Malgré ce contresens assumé entre nous, il touchait là du doigt un point essentiel.
Plus de dix ans après cette discussion, j’ai compris la valeur de la vraie passion. Nous n’en avons pas parlé ensemble depuis longtemps lui et moi, mais le souvenir de ses paroles, et ses implications, sont tenaces.
Petit à petit, je me fais à l’idée que je ne serais vraisemblablement jamais un passionné pointu, l’érudit flamboyant du sujet d’une vie. Une mémoire vagabonde et approximative, déjà. Et puis cette inconstance qui pousse à changer sans cesse de sujet d’étude, même quand il ne s’agit pas d’étudier au sens strict. La peur de la lassitude, mais pas seulement. La curiosité et le renouvellement permanent qu’elle apporte.
Bien sûr, au jeu de la définition personnelle, je peux dire que « j’aime » les livres, les mots, le cinéma, une certaine musique, par exemple. Je peux énumérer avec un peu d’aisance et commenter tous les derniers du moment, pourquoi et comment ceux-là : dernier film vu, dernier concert vécu, dernier son entendu, livre en cours de lecture. Faire illusion si je veux auprès des non curieux qui font le choix, tristement inconscient ou cyniquement déprimant, de rester à la surface des choses, par confort. Bien sûr.
Les réels passionnés font partie d’un tout autre monde. En raison de leur réelle connaissance encyclopédique, pour commencer. Mais bien évidemment aussi pour leurs réalisations, pour ceux qui réussissent à dompter la passion et à l’adjoindre à un don. J’aime admirer les passionnés comme ils admirent leur sujet de prédilection, explorant et étendant sans relâche leur territoire. D’une certaine façon, ils ont été ma thérapie contre l’égoïsme naturel qu’on prête volontiers aux fils uniques. Ils m’ont permis de réaliser la valeur de l’écoute réelle, parce qu’il est toujours intéressant d’écouter attentivement quelqu’un parler de ce qu’il possède et qui le possède, quand cette réalité nous est étrangère.
Oui, j’aime profondément les gens qui aiment faire aimer aux autres, partager. Et qui sont doués pour ça.
Depuis quelques temps, au hasard des rencontres et des conversations, j’ai la chance de croiser de nombreux passionnés authentiques : hommes, femmes, jeunes et moins jeunes. Apaisés ou fiévreux, artistes ou spécialistes. C’est toujours un enrichissement profond, quoiqu’un peu douloureux : il y a cette petite pointe d’envie, qui se mue vite en la douce nostalgie familière, même si l’habitude aidant cela devient moins douloureux – saudade.
Nous sommes cousins, non pas frères. Je peux vivre avec ça, puisque j’ai la chance de me rapprocher d’eux malgré tout. Et de les laisser continuer à enrichir ma vie, par tout ce qu’ils puisent dans la leur et acceptent de me confier en partage sans que cela les appauvrisse.
Peut-être que leur contact répété me permettra de me réveiller un jour sur le tard authentique passionné, avec tout ce que ça suppose, par capillarité. C’est à la fois mon souhait le plus cher, et ma plus grande crainte : je sais combien leur responsabilité dans l’épanouissement des autres est centrale.
Je vais essayer de vous décrire la photographie qui illustre ces confessions nocturnes, et pourquoi je la trouve si joliment adaptée. On y voit avant tout ce visage d’ange brunette tourné vers un homme, assis, qui la surplombe. Son sourire, l’intensité de ce regard qu’ils échangent. Ils sont trois, puis des dizaines, ils sont bien plus que deux, à eux deux : ce qu’ils partagent, sans parole, en se frôlant à peine, est plus fort que la simple addition de leurs êtres.
J’ai envie de croire que c’est leur première rencontre qui a été capturée ainsi. Et déjà tout est dit entre eux, et éclate dans une profusion d’évidence. Au second plan, un autre homme constate, appareil photo en main, bienveillant. Lui aussi a compris ce qui se passe.
Juliette Gréco dévore Miles Davis de ses grands yeux, qui le lui rend bien. Boris Vian les chaperonne amicalement.
C’est un passionné, évidemment, qui m’a fait découvrir cette image (*). Les livres, les interviews, nous apprennent combien l’histoire entre eux fut, à tous points de vue, magique. Pas assez pour vaincre les puissants tabous de l’époque, mais suffisamment pour nous pousser un peu à la rêverie.
Décrivant cette première rencontre (#), Gréco explique combien elle se sentait insignifiante devant la puissance solaire qu’était le jazzman de 22 ans, sur scène et dans la vie. Elle a été touchée par sa présence musicale, ils se sont aimés avec fulgurance, sans les mots (lui ne parlait pas français, elle pas anglais). Miles revient lui aussi en détail sur leur histoire dans son autobiographie. L’amour d’une vie, peut-être.
Il y a dans le visage de Juliette cette admiration sans borne, cet amour si pur qu’il en deviendrait presque gênant pour les autres. Il y a dans le regard que Miles lui porte en retour ce respect mutuel, jamais condescendant. Ce plaisir simple mais puissant de donner et de recevoir simultanément.
La même admiration qui me pousse à chercher la compagnie d’authentiques passionnés, le même plaisir pour eux peut-être. A la différence près que Juliette Gréco deviendra elle aussi très vite une grande artiste. J’espère sincèrement tourner aussi mal qu’elle du fait de ce genre d’influence.
Et quand bien même cela ne serait pas, j’aurais au moins croisé chemin faisant ce qui chasse la grisaille molle du relativisme, ces personnes uniques et leurs passions déraisonnables si nécessaires, parce qu’elles embellissent le monde.
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(*) Tous droits réservés. Malgré quelques recherches, je ne suis pas parvenu à retrouver l’auteur ou à dater précisément le cliché. La première venue de Miles Davis à Paris et sa rencontre avec Gréco ont lieu en 1949. Il reviendra en 1956. A lire aussi : Miles Davis: a love affair with Paris.
(#) Dans une interview au Guardian, 2006, à l’occasion de l’anniversaire de naissance des 80 ans du jazzman.
Instant fanboy final : Enfin, si comme moi vous n’y connaissez rien ou presque au jazz en général, et sur Miles Davis en particulier, je vous conseille l’excellent (oui, oui) article, toujours de KMS, invité en voisin par la Blogo : Call It Anything, pour avoir envie de changer ça.