Il y a deux jours, j’ai eu trente ans.
Paraît que ça arrive aussi à des gens très bien.
Je n’ai pas plus mal au dos le matin ; j’y vois toujours aussi mal. Un partout, balle au centre, autant pour la sénilité physique.
J’oublie toujours les noms des personnes que je viens de rencontrer si on ne me les répète pas au moins trois fois dans la première heure ; j’oublie les dates historiques ; je me souviens de détails très précis de jeux auxquels j’ai joué il y a dix ans sans les avoir jamais retouché (par exemple, je suis incollable sur les parcours des derniers niveaux de Paperboy 2 sur Amstrad. Je ne vous dis pas combien c’est utile au quotidien). Voilà pour la dégénérescence du cortex.
Je suis toujours aussi peu doué pour les histoires sentimentales simples, mais parfois on me trouve du charme.
Un mec normal, en somme ? Un trentenaire banal, qui rejoint la cohorte de ses pairs.
Trente ans, dont deux à Bruxelles. Cette deuxième année aura été bien plus riche que la première : emménagement à part, puis ré-emménagement dans un autre appart du même immeuble, plus grand.
CDD, puis fin de CDD.
Des gens, des apéros, des films, des gueuletons, des concerts.
Ah ça oui, de la musique, plein, à m’en faire péter les esgourdes, parlons-en un instant.
Tout d’abord, ces groupes centraux, que l’on découvre par hasard, parce qu’un passionné vous en parle bien. Et à partir de ce moment, on se demande comment on avait fait pour passer à côté.
Dans cette catégorie, il faut classer deux groupes américains, dont j’ai presque honte d’avouer qu’en mars encore, je n’en avais jamais entendu parler. The National, tout d’abord. The Walkmen, ensuite. Entendus pour la première fois grâce à une vieille elfette parisienne et à un blogothéqueur. Pour ne plus jamais les lâcher. Pas une journée sans qu’au moins quelques pistes de Boxer ou de You & Me ne viennent me gratouiller le passé.
Je me suis bien rattrapé, ai vu les uns en concert mythique à Paris, verrai les autres en février ici, à Bruxelles, après les avoir loupé de peu une première fois.
Ils ont cette façon bien à eux de me parler de mon passé, ces bouts de refrain qu’on sait écrits rien que pour soi, parce qu’on n’arrivera jamais à mettre des mots plus précis, plus beaux, plus durs, ou plus douloureux, exactement sur ce qu’on ressent, juste à cet endroit là précis du cœur.
Viennent ensuite ceux qu’on a passé en boucle toute l’année, ceux dont on guette en vain les noms sur les sites des salles de concert de la ville, qu’on a loupé parfois, qu’on verra l’année prochaine, qu’on ne verra peut-être jamais. Ça serait peut-être Lost in the Trees, Warpaint, Aloe Blacc, Janelle Monae ou bien même Arctic Monkeys, voire les Beach Boys.
Il y a ceux dont les albums ne sont pas si marquants, et puis par hasard, par intuition, parce qu’on t’invite, on les voit en concert. Et là tout fait sens. Ce fut le cas cette année pour The Morning Benders (si tu as lu un minimum mes histoires, ça doit t’évoquer quelque chose), mais aussi Lissie. Demain, une copine me fait l’amitié de me demander d’en parler un peu dans le poste des gens qui écoutent, ça va être bien, on va pouvoir cabotiner un peu.
De belles découvertes humaines au final. Des mélodies qui se chargent des souvenirs quand on les passe, cette expérience enrichie et cette indulgence pour ceux qui nous ont réellement touchés, sur scène.
Il y a les concerts où on se pointe sans avoir écouté ne serait-ce qu’un disque en entier. Et on repart conquis ou un peu flottant, pas sûr de soi : groupe ou artiste moyens, ou minimum syndical requis pour entrer dans l’univers pas validé avant de rentrer dans la salle ?
Ils sont assez nombreux dans ce cas pour moi cette année, avec des sentiments très variés en sortant, de l’enchantement à la moue blasée, dus au contexte et à l’agenda particulièrement chargé à l’automne, ou à plein d’autres choses.
C’est normalement le moment où je me fais plein d’ennemis dans les fans absolus qui n’ont pas eu de place. Citons Syd matters, Yeasayer, Martin Dosh, Sage Francis (feat. B. Dolan), Two Door Cinema Club, My Little Cheap Dictaphone…
On sait qu’il faudra y revenir en profondeur pour être honnête avec les artistes.
Parfois, on croise des prêtresses de la voix et de la grâce. Ces chanteuses dont on sait qu’elles n’auraient pas dormi dans la douche s’il avait fallu les héberger, comme une évidence. Mariam de Wildbirds & Peacedrums, ou Agnes Obel, par exemple. Mais j’ai déjà dit tout l’effet qu’elles m’ont fait dans le dernier billet.
Cette année en concerts, ce sont aussi les plaisirs coupables, les groupes liés à un souvenir, à une période, dont on réécoute encore certains titres, et qu’on voit ENFIN cette année.
Parce que c’est l’occasion (The Cranberries – Voir enfin jouer sur scène How ou No Need To Argue, c’est quelque chose), ou parce que grâce à une intrigue aux multiples rebondissements, on met enfin un terme à une malédiction de dix ans ruinant toutes les occasions de les voir (U2 – presque tout All That You Can’t Leave Behind, mon album fétiche, joué ; le stade qui chante pour le groupe ; revoir un pote perdu de vue depuis dix ans. La légende dans toute sa démesure).
Il y a aussi les quelques soirs où j’avais une place, et la flemme, le blues, ou la météo, ont été plus forts que la curiosité musicale. Pas la peine de citer les artistes concernés, ils n’y sont pour rien.
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Toutes ces foules, ce mouvement, ces sons, ces notes, ces gens croisés, ces verres bus – qu’en reste-t-il en cette fin d’année ?
Comme une impression de m’être nourri de l’intérieur, tout d’abord. D’avoir élargi mon horizon, le champ des émotions auxquelles on a accès, de l’avoir entretenu. Il n’y a que la musique live qui fait ça.
Peut-être aussi des rencontres, ces bruxellois d’abord croisés au hasard des réseaux sociaux ou de la vie de village de Bruxelles la nuit, qui deviennent petit à petit des potes qu’on croise souvent et avec qui on s’amuse, on écoute, et on boit. Des amis qui sait, bientôt.
Tout ça nous fait une année assez riche en gagnance, bien remplie, dense.
C’est loin d’être exactement ce qu’on avait prévu, il y a plein de blancs encore à remplir, et même qu’il ne faudrait pas trop tarder avant qu’il n’y ait plus d’encre, mais dans l’ensemble, on ne s’en sort pas si mal.
Ah, j’ai oublié de parler des trains, et de plein de choses. C’est pas si mal, c’est ça aussi le côté pratique de la musique : un paravent derrière lequel on peut ranger avec élégance – ou du moins essayer – tout le reste.