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Cinquante-huit

Cinquante-huit. On n’y fait pas vraiment attention. Ce n’est pas impressionnant, pas censé être notable.

C’est très con comme chiffre, quand on y pense. Même pas foutu de faire un compte rond, ou de faire référence à quelque chose. C’est beaucoup moins bien que quarante-deux, par exemple. C’est d’un banal !

Cinquante-huit ans. C’était l’âge de mon Père, depuis six jours.

J’ai oublié de l’appeler pour son anniversaire.

On n’y fait pas vraiment attention dans la famille à vrai dire, ce n’est pas si important. Une semaine sans prendre de nouvelles, ça passe vite. Une grosse grippe, c’est la saison, et il ne parle pas facilement de sa santé, va rarement chez le médecin, ne veut pas entendre parler d’un arrêt-maladie. Et puis on a sa vie, ses problèmes. On est un peu loin. On a tout un tas de jolies excuses toutes prêtes à servir.

Il est mort hier.

Comme ça, fragilisé en deux semaines, emporté en une nuit, effacé.

Ils ont parlé de son cœur.

*

Cinquante-huit, ça met en colère. Plutôt tempêter que pleurnicher, après tout.

C’est la mesquinerie d’une administration qui n’avait même pas le début d’un « désolé » convaincant à fournir pour faire avaler la pilule du « deux à trois ans de plus parce qu’on n’a pas su gérer, mon bon monsieur » à quelqu’un qui passait déjà sous les métiers à tisser industriels pour nourrir sa famille à treize ans.

Pas qu’on soit vraiment surpris, étant donné que c’est la même administration qui lui demande plutôt deux fois qu’une s’il est bien Français quand il faut renouveler une carte d’identité, parce que ma grand-mère a eu le mauvais goût de le faire naître à Mouscron, ces lointaines tropiques, dans la rue de l’autre côté de la frontière. On ne lui avait pas posé la question avec tant d’insistance pour l’émanciper à dix-sept ans, quand il a demandé à partir servir son pays sous les drapeaux.

Soyez contents, on est assez mauvais au jeu dans la famille. Vous ramassez le pactole, donc, puisque cinquante-huit, ça n’est pas assez pour avoir eu le temps de profiter un peu de cette obscène loterie. Heureusement, le plaisir du second tirage -assurances, notaires- reste intact.

*

Cinquante-huit, cinquante-huit, cinquante-huit.

Les traverses, les arbres du bord de voie, les roues et le moteur poussif de ce train merdique improbable de la France profonde qui me ramène chez mes parents ; tous ont cet insupportable mantra à la bouche.

Cinquante-huit ans, dont trente-et-un à aimer Maman, et trente à essayer de me transmettre à sa façon un exemple, une attitude. Des doutes, aussi. La valeur absolue de la passion et de la volonté d’excellence, comme remparts face à la médiocrité du monde et des gens, pour trouver un peu de sens.

L’honneur de subvenir aux besoins des siens. Parce qu’on n’a pas le droit de se permettre de faillir, jamais. Un orgueil brut, à vif, qu’on transforme en force qui va, qui se lève le matin, et qui se tient debout, qui fait face, qui ne recule pas. Parce que. Par amour des seuls qui comptent vraiment, sans le dire : les mots sont inutiles quand on fait.

C’est ça, avoir du cœur, et s’en servir. Un peu trop, jusqu’à l’user.

*

Repose-toi maintenant, Papa. Plus longtemps qu’un demi week-end ou qu’une nuit de six heures d’anxiété entre deux journées sur la route. Un peu trop loin du canapé du salon un dimanche après-midi, et de nous.

Je vais continuer à courir après les mots, les pages, les livres que tu aimais tant. Pour tous ces mots qu’on n’a jamais réussi à se dire calmement, pour ceux qu’on n’aurait pas dû se dire, ou pas comme ça. Pour les mots inutiles et dérisoires, les mots qui cachent ce qu’on ressent vraiment, qui sont pratiques ; la météo, l‘argent, le quotidien, les brunettes. Pour les mots que Maman essayait de porter de l’un à l’autre quand on n’y arrivait vraiment pas entre nous seuls, trop cons pour céder.

Pour tous ces mots d’avant, et pour ces mots-ci qui me restent en travers de la gorge, maintenant, et que je balance à la gueule de l’indifférence des connectés, simplement pour que ça sorte.

Mais il y a bien plus important que les mots.

Je vais faire, faire encore plus. Tout faire. Aimer. Rester debout. Saisir la vie au collet, la secouer jusqu’à ce qu’elle comprenne quelle erreur c’était de vous priver Maman et toi de la joie simple et amplement méritée de quelques années de calme, après, demain.

C’est tout ce que tu as trouvé pour finalement me pousser à passer à la vitesse supérieure -la tienne- ?

Tu gagnes. J’ai compris, je crois.

Pour la ponctualité, je ne peux rien te promettre, par contre. Partir très en avance, je ne suis toujours pas convaincu.

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“Un plaidoyer pour le dislike”, Henry Michel

“Et Facebook sera un vrai réseau social le jour où nous nous libérerons du joug de ce positivisme forcé, de ce like à tout va, pour embrasser enfin la complexité de nos relations aux autres, des chemins tortueux qui nous mènent à la culture, et de notre belle propension à ne pas aimer.”

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Paul Thomas Saunders – “Appointment in Samarra”

On en a parlé sur One Song One Day. (via les excellents foufous de Branche Ton Sonotone)

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Marry Him.

leyeti: Marry Him.